CHAPITRE IV

 

 

La panthère noire se trouvait dans la contrée de la folie depuis une bonne demi-douzaine d’heures, suivant la piste odorante d’un couple de marcassins. Le bois dans lequel elle se trouvait maintenant ne différait que subtilement de la grande forêt. Les arbres, bien qu’identiques à première vue, ne portaient pas tout à fait les mêmes feuilles. Leurs couleurs semblaient appliquées par un peintre dément et l’habituel feuillage violet pouvait fort bien adopter un pourpre éclatant, voire un vert profond comme si le soleil eût été jaune. Les animaux eux-mêmes n’étaient plus tout à fait fidèles à leur légende : il était monnaie courante d’entendre les oiseaux rugir, les serpents parler. On voyait parfois de paisibles lapins montrer les dents quand s’approchait un loup et se repaître ensuite de la carcasse déchirée de l’ex-grand prédateur.

La panthère noire n’était pas originaire de la contrée de la folie, mais elle s’y aventurait souvent. Elle aimait donner la chasse à ces créatures invraisemblables dont il était impossible de prévoir les réactions. Plus d’une fois elle avait failli laisser sa vie sous les crocs d’une marmotte enragée ou d’un écureuil géant, mais cela ne l’avait pas découragée : elle aimait le risque, le frisson glacé qui lui parcourait l’échine lorsqu’elle traquait un animal et se demandait si, saisi d’une étrange révélation, celui-ci n’allait pas la prendre à revers, lui faire quitter le statut de prédateur pour celui de proie. Ici, tout pouvait arriver.

Mais les deux marcassins qu’elle suivait ne semblaient pas devoir la menacer. Tout comme elle ils venaient de la grande forêt et n’étaient pas affectés par la contrée. Pour cela, il fallait y être né, ou bien porter déjà la marque de la folie en y entrant.

La panthère noire se déplaçait souplement, son corps puissant glissant presque sans bruit entre les buissons épineux. Parfois elle bondissait sur un arbre et, pendant quelque temps, sautait de branche en branche, savourant l’impression de puissance que cela lui procurait, associée à la possibilité d’une chute. Il lui était déjà arrivé de tomber, plusieurs années auparavant, alors qu’elle ne maîtrisait pas encore bien les capacités de cette enveloppe féline. Elle en avait retiré une patte brisée. Quelques mois de soins attentifs avaient suffi à lui en rendre l’usage intégral, mais n’avaient pu effacer la cicatrice qui s’étendait du haut de la patte à la base de la queue.

Bien sûr elle aurait pu s’en débarrasser d’une autre manière, mais étrangement elle avait préféré la conserver, symbole de ses premiers efforts, symbole de ses premières souffrances.

Les narines de la panthère noire se dilatèrent sous l’effet d’une stimulation soudaine. Ses proies étaient proches. Les deux marcassins devaient commencer à s’épuiser, alors qu’elle était encore à peine essoufflée. Ils avaient perdu.

Elle les découvrit au détour d’un minuscule sentier  – deux pitoyables boules de nerfs, suant la peur et la résignation. Ils n’esquissèrent pas même un mouvement de recul lorsqu’ils la virent surgir à quelques mètres d’eux. Ils avaient fui jusqu’aux limites extrêmes de leurs forces ; désormais, il ne leur restait plus qu’à mourir.

La panthère noire découvrit ses larges crocs en une sinistre parodie de sourire. Un grondement sourd monta dans sa gorge et ses yeux mauves brillèrent d’un éclat plus vif tandis qu’elle se ramassait sur elle-même, prête à bondir.

Puisant une dernière goutte d’énergie au plus profond de lui, l’un des marcassins réussit à faire quelques pas pour éviter l’assaut du félin. Son frère n’eut pas la même chance. Le grand corps lancé à pleine vitesse le plaqua au sol. Son cou se trouva pris dans l’étau de deux mâchoires aux crocs acérés. Il poussa un couinement instinctif, de peur plus que de souffrance car il ne ressentit en fait aucune douleur. Le félin avait-il déjà endommagé son organisme au point qu’il fût devenu complètement insensible ?

La panthère noire resta un instant immobile, sentant palpiter sous elle le corps du petit animal puis, doucement, relâcha sa pression. D’un coup de langue rapide, elle lécha le pelage du marcassin et le libéra. Jamais encore elle n’avait pris une vie pour le plaisir. Pour elle la chasse était un jeu, rien de plus.

Le marcassin ne comprit pas immédiatement qu’il était libre. Il fallut que la panthère pousse un rugissement furieux pour qu’il consente à se relever et à s’enfuir dans un buisson, à la recherche de son congénère.

Il y eut soudain un bruissement intense dans la végétation alentour. La panthère noire se redressa, tous les sens aux aguets. Autour d’elle des branches mortes craquaient, des formes qu’elle devinait massives se faufilaient entre les arbres, émettant des cris allant du chant d’oiseau au barrissement sonore. Au travers du vacarme, elle reconnut le cri d’agonie des marcassins auxquels elle avait laissé la vie. Ils ne l’avaient pas conservée bien longtemps. Le grondement monta à nouveau dans la gorge du félin : quelles que fussent les créatures qui approchaient, elles semblaient de taille à la réduire en bouillie. Et même dans le cas contraire, la panthère noire n’avait pas envie de se battre. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire, puisqu’elle semblait encerclée.

Elle se dressa sur ses pattes arrière, tandis que les contours de son corps devenaient imprécis, mouvants. Ses oreilles disparurent ; son museau changea de forme, troquant la gueule puissante contre un bec crochu. Ses pattes avant se replièrent le long de son torse et parurent s’aplatir, s’élargir. Sa queue subit le même genre de transformation pendant que ses pattes arrière se recourbaient en serres. Tout son corps se couvrit de plumes multicolores. Quelques secondes après le début de la métamorphose, il n’y avait plus aucune trace de la panthère noire. A sa place se tenait un aigle qui commençait à déployer ses ailes.

Le rapace prit son envol au moment même où le premier ver géant passait ce qui lui servait de tête entre deux buissons, aboyant frénétiquement. Ces vers, il les connaissait bien. Ils naissaient des œufs d’un insecte, heureusement assez peu répandu, qui pondait en général au creux des arbres. Le ver arrivait à l’âge adulte en quelques jours, tirant sa subsistance de la végétation, puis vivait encore quelques dizaines d’heures avant de disparaître, victime d’une boulimie qui l’entraînait à tout dévorer sur son passage, jusqu’à l’éclatement. L’aigle s’était toujours amusé de cette capacité des vers à adopter le langage de leur dernière victime. Celui qui venait de surgir devant lui avait sans doute récemment dévoré un chien, ou une quelconque créature de la contrée de la folie, qui aboyait comme un chien. Un jour, l’aigle avait rencontré un ver qui, à chacune de ses reptations, s’exclamait : « Vive le roi ! » avec l’accent d’un chevalier sachant qu’il va mourir. Ce jour-là, le rapace avait ressenti un étrange malaise.

Mais aujourd’hui, rien de tel ; il se félicita simplement de n’être pas demeuré félin car l’endroit qu’il avait occupé fut bientôt envahi par une dizaine de vers géants, dévorant tout ce qui se dressait devant eux, abattant les arbres et poussant des cris de joie. L’un couinait à la manière d’un marcassin.

Sans plus leur accorder d’attention, l’aigle gagna les hauteurs, étudia un instant la région pour savoir où il se trouvait, puis partit comme une flèche en direction du Sud. Finalement, cet incident allait lui faire gagner du temps...

 

L’aigle vola pendant une heure au-dessus de la forêt, jusqu’à ce qu’il arrive à proximité d’une petite clairière, dans laquelle se dressaient plusieurs huttes, assez délabrées. Les restes d’un feu de bois fumaient encore sous un chaudron vide. Plusieurs hommes allaient et venaient dans la clairière, vêtus de haillons.

Si l’aigle avait pu sourire, nul doute qu’il l’eût fait. Cet endroit lui rappelait tant de souvenirs. Il en fit deux ou trois fois le tour, scrutant le sous-bois d’un œil inquisiteur. Puis, ayant repéré ce qu’il cherchait, il replia ses ailes et plongea vers le sol. Il atterrit souplement près d’un petit monticule de pierres blanches, à quelques dizaines de mètres de la clairière. Aucun bruit ne venait troubler le silence, sinon le frémissement des feuilles agitées par le vent. Lorsqu’il fut bien sûr de ne pas être observé, l’aigle entama une nouvelle transformation, moins rapide que la précédente car il n’y avait ici aucun monstre auquel il dût échapper. D’autre part, il savourait toujours l’instant où la forme qu’il adoptait était la sienne propre.

Tout comme le rapace avait remplacé le félin, il fut à son tour éclipsé par le corps nu d’une jeune femme brune.

Dire qu’elle était belle serait au-dessous de la vérité. Ainsi entièrement dévoilée, elle possédait une silhouette harmonieuse, à laquelle on eût vainement cherché le moindre défaut. Des courbes régulières du visage au galbe des jambes, passant par la masse ondulante des cheveux noirs qui s’écoulaient sur ses épaules et jusqu’à sa poitrine, il se dégageait d’elle une impression de perfection que même la cicatrice marquant sa hanche ne pouvait démentir. Mais quoi de plus normal pour celle dont une fée avait dit au jour de son baptême : « Nulle femme humaine ne pourra jamais rivaliser avec elle ! »

Elle repoussa vivement les pierres et creusa la terre meuble qu’elles recouvraient, mettant bientôt à jour un grand sac de cuir. Celui-ci contenait une longue robe de soie verte, dont elle se drapa, laissant nues ses épaules et le haut de sa gorge. Elle frotta ses mains l’une contre l’autre pour en chasser les dernières traces de terre. Le doux contact du tissu sur sa peau la transportait plusieurs années en arrière, lorsqu’elle n’était pas encore sorcière.

Le cœur emballé, tout comme au temps de sa splendeur, la princesse Rowena s’avança vers la clairière et l’humus ne gardait pas la trace de ses pieds nus.

 

Ce fut le vieil homme qui l’aperçut le premier. Johel n’était plus très solide sur ses jambes mais il conservait une vue perçante et restait attentif à tout ce qui pouvait se passer autour de la clairière.

— Rowena..., murmura-t-il, un peu incrédule, tandis qu’un sourire se formait sur ses lèvres.

Il s’avança vers elle, les bras ouverts, comme pour accueillir une parente, une amie très chère.

— Rowena ! dit-il plus fort. Eh ! vous autres ! Regardez qui est là !

La princesse lui rendit son sourire et le laissa la presser contre son cœur.

— Bonjour, Johel, dit-elle. Comment allez-vous ?

— Le corps commence à rouiller, avoua-t-il tristement, mais l’esprit est là. Je suis toujours l’un des êtres vivants les plus intelligents de tout Fuinör...

Rowena eut peine à ne pas éclater de rire. Elle connaissait bien l’orgueil maladif du vieil homme, cet orgueil qui lui avait valu d’être chassé de chez lui et envoyé dans la contrée de la folie.

Il en était de même pour tous ses compagnons ; tous les membres de la petite communauté vivant ici étaient fous, d’une folie différente qui se manifestait des manières les plus diverses. Mais malgré cela,

Rowena les aimait sincèrement. Ils avaient été les seules personnes à lui témoigner spontanément de l’amitié, sans rien lui demander en échange.

Ils s’étaient tous rassemblés autour d’elle, maintenant, se disputant l’honneur de l’embrasser pour l’accueillir, sauf Ghénarys, bien sûr, le malheureux dont le seul crime avait été de se croire le meilleur chevalier du royaume. Lui s’agenouilla respectueusement devant la princesse et baissa la tête. Il y avait beau temps que sa cotte de mailles, rongée par la rouille, était tombée en lambeaux et que le « chevalier » n’était plus vêtu que de haillons, comme ses camarades, mais cela n’avait en rien entamé sa conviction.

Rowena l’autorisa à se lever et lui donna sa main à baiser, sachant que cela le remplirait de joie, plus que l’accolade fraternelle qu’elle accordait aux autres.

— Vous avez vu les cavaliers dorés ? demanda Halôm, le nain, lorsque la princesse se pencha pour lui déposer un baiser sur le front.

Cette obsession étrange ne l’avait pas quitté. Halôm parlait peu mais lorsqu’il le faisait, une phrase sur deux concernait ces mystérieux cavaliers dorés, qu’il n’avait jamais vus et guettait, jour après jour, à l’orée de la forêt. Mais Rowena, elle, avait changé. Ou plutôt, elle avait appris.

— Je ne les ai pas vus récemment, Halôm, dit-elle. Pas depuis plusieurs saisons...

Le nain aurait sans doute continué de la harceler de questions si Johel ne lui avait imposé silence d’une taloche amicale. Vexé, Halôm alla s’asseoir dans un coin et ne bougea plus.

— Désolé de ne pouvoir vous regarder, Rowena, dit un homme qui, étrangement, portait un bandeau noir sur les yeux.

— C’est inutile, Merryn, dit la princesse. Je sais ce qui arrive lorsque vous voyez. Aucune catastrophe depuis ma dernière visite ?

— Non, intervint Johel. Combien cela fait-il ? Un an ? Un peu plus, je crois. Non, en fait Merryn n’a pas ouvert les yeux depuis que vous nous avez rencontrés pour la première fois...

Merryn était sujet à des hallucinations permanentes, toutes plus spectaculaires les unes que les autres, qui dans la contrée de la folie en venaient à se matérialiser. Ainsi Rowena avait-elle failli être engloutie par une crevasse s’ouvrant sous ses pas, puis submergée par un mur de lave en fusion.

Mais quand Merryn portait son bandeau, ou bien gardait les yeux fermés, tout allait bien.

— D’ailleurs nous n’avons eu aucun problème depuis que vous avez tué l’ogre, continua Johel. Il n’y a que Lynna pour avoir peur, maintenant...

— C’est faux ! coupa un autre homme, le plus jeune du groupe. Ils avaient encore tous peur il n’y a pas si longtemps, quand le frère de l’ogre est venu. Il a fallu que j’aille le tuer moi-même...

Cette fois, la princesse ne put retenir son rire.

— Toujours aussi menteur, à ce que je vois, Glarth ? dit-elle gentiment.

L’autre se renfrogna, comme un enfant brimé.

— Alors vous non plus, vous ne me croyez pas ? se plaignit-il.

— Non, je ne te crois pas, dit Rowena. Mais cela ne te dispensera pas de me raconter comment tu as tué le frère de l’ogre. J’adore tes histoires...

Glarth exécuta un petit salut de comédien. Menteur obsessionnel, il n’en était pas moins un conteur de premier ordre et aimait à voir son talent reconnu.

Seuls un homme et une femme n’avaient pas encore salué Rowena. Tous deux se ressemblaient étrangement, comme s’ils avaient été jumeaux.

— Eh bien, Korthwo ? demanda Rowena. Vous ne me dites pas bonjour ?

— Si ! dit l’homme.

— Non ! dit la femme, au même instant.

Mais ils arboraient le même sourire et s’avancèrent l’un après l’autre pour embrasser la princesse, aucun n’osant avouer qu’il était heureux de la revoir, de peur de forcer le second à dire le contraire. Korthwo, lui et elle, n’étaient en fait qu’un seul et même individu, doué d’une double personnalité, qui, dès son arrivée dans la contrée de la folie, avait été scindé en deux corps, l’un mâle, l’autre femelle. Depuis, il ne s’était jamais quitté, mais puisqu’il était en somme son propre contraire, il se trouvait en désaccord permanent avec lui-même. Seule Rowena réussissait parfois à réconcilier ces deux faces d’une même pièce, mais Rowena n’était pas une femme ordinaire. C’était une sorcière.

— Et Lynna ? demanda-t-elle. Elle est dans sa hutte ?

— Non, dit Johel. Depuis quelque temps elle a peur que nous la brûlions vive. Alors elle dort à la belle étoile. Les animaux sauvages l’effraient moins que nous. C’est idiot, bien sûr, mais vous la connaissez... En ce moment, elle doit être à la rivière. Elle aime regarder l’eau...

 

Comme l’avait prévu Johel, Lynna était assise sur la rive ; elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et refermé les bras autour de ses jambes. Lorsque Rowena l’avait connue, onze ans auparavant, ce n’était encore qu’une toute jeune fille et le temps n’avait pas altéré son physique d’adolescente. Sa courte tunique, ajourée par de multiples déchirures, révélait un corps maigre, aux os saillants. Ses hanches étaient aussi étroites que celles d’un garçon et ses seins ne tendaient qu’à peine l’étoffe grossière, comme si un jour un enchantement avait stoppé sa croissance. Pourtant, avec son visage de jeune animal craintif, ses yeux toujours prêts à s’embuer et ses longs cheveux, d’une pâle nuance rosée, elle possédait une sorte de grâce fragile qui ne pouvait laisser indifférent. On aimait Lynna, ou bien on la méprisait. Rowena l’aimait de tout son cœur.

Elle s’approcha doucement, par-derrière. La jeune femme ne l’avait pas entendue venir. Elle regardait fixement l’eau de la rivière courir vers sa destination inconnue, emportant avec elle sa part d’êtres vivants, de terre et de roches. La rivière n’avait peur de rien. Peut-être était-ce pour cela que Lynna recherchait sa compagnie.

— Lynna ? murmura Rowena, lui posant une main sur l’épaule.

La femme au corps d’enfant se détendit comme un serpent. L’instant d’après, à quatre pattes sur le sol, elle faisait face à la princesse, les yeux exorbités.

— C’est... c’est toi ? balbutia-t-elle, reconnaissant enfin son amie.

— Bien sûr, c’est moi ! Tu croyais que je t’avais oubliée ?

Lynna acquiesça puis soudain secoua la tête, comme pour chasser une telle pensée, et vint se blottir dans les bras de la princesse. De grosses larmes dévalaient déjà ses joues.

— Non, fit-elle entre deux sanglots. Je savais que tu reviendrais. Tu es toujours revenue quand tu l’as dit. Mais j’avais peur que tu arrives trop tard. A cause des autres. Ils veulent me tuer et ils y arriveront, d’une façon ou d’une autre. Ils y arriveront, tu verras !

— Allons, calme-toi, dit Rowena, lui caressant délicatement les cheveux. Calme-toi. Je les empêcherai de te faire du mal. J’en ai le pouvoir.

Lynna vivait dans un état de peur permanente. L’objet de ses craintes n’était guère défini et se matérialisait sur tout et n’importe quoi, au gré des circonstances, de l’endroit où elle se trouvait. Le plus souvent, c’étaient ses compagnons qu’elle accusait de tous les crimes, alors qu’ils n’avaient jamais seulement fait mine de vouloir l’approcher. Le seul moyen de parler calmement avec elle était d’entrer dans son jeu.

Rowena se releva et recula de quelques pas.

— Regarde bien ! dit-elle. Je leur ai montré cela et ils n’oseront pas braver ma colère !

Elle leva les bras vers le ciel. Ses mains ouvertes commencèrent à luire et, tandis qu’elle prononçait quelques mots dans une langue inconnue, des flammes aux reflets bleus jaillirent de ses paumes, créant deux colonnes sinueuses qui dansaient, se croisaient, s’entrelaçaient, telles les actrices d’une folle et incandescente parade nuptiale.

Cela dura plusieurs minutes, pendant lesquelles Lynna cessa progressivement de trembler, finissant par arborer le sourire émerveillé d’une enfant insouciante. Elle battit des mains lorsque Rowena forma un cercle de feu et s’en entoura le front comme d’une couronne, avant de le faire monter vers le soleil. Les flammes cessèrent de jaillir et la princesse sourit.

— Comme tu es belle ! s’exclama Lynna. Tu es bien une princesse. Moi, je...

La tristesse habituelle se peignit sur son visage tandis qu’elle désignait le coin de ses yeux, la naissance de sa gorge, où commençait à se former un pli disgracieux.

— Je me ride, continua-t-elle. Et toi, tu ne changes pas...

— Je triche, Lynna. Je suis une sorcière...

— Ne dis pas ça ! fit vivement la jeune femme. Les sorcières sont vieilles et laides !

— C’est une légende, dit Rowena. Mais je peux être vieille et laide, si je veux. Regarde !

Les traits de la princesse se creusèrent d’un coup, tandis que les rides envahissaient son visage. Ses cheveux si beaux, si noirs, se mirent à blanchir ; son dos se voûta et ses membres se tordirent, comme sous l’effet d’une violente crise d’arthrite.

— Arrête, murmura Lynna. Ce n’est pas drôle...

Mais Rowena ne l’entendit pas. La vieille femme qu’elle était devenue éclata d’un rire de fausset, ce rire dément et maléfique qu’on prête en général aux sorcières des contes.

— Arrête ! hurla Lynna, enfouissant son visage entre ses mains. Je t’en supplie, arrête !

Constatant enfin l’effet que produisait sa comédie, la princesse se hâta de reprendre sa véritable apparence et de courir auprès de son amie.

— Tu me fais peur, pleurnichait celle-ci. Chaque fois que tu viens, tu me fais peur. Pourquoi ?

— Pardon, souffla Rowena, la prenant dans ses bras. Je ne voulais pas. C’est fini, maintenant...

Saisissant le visage de Lynna entre ses mains, elle l’embrassa sur les deux joues puis, doucement, effleura ses lèvres tremblantes.

— Ne pleure plus, dit-elle. Je vais t’enlever tes rides, si tu veux...

Les larmes de Lynna séchèrent lentement ; un pâle sourire lui revint.

— C’est mieux, approuva Rowena. Ne bouge pas, maintenant.

Du bout des doigts, la princesse parcourut le visage de la jeune femme, suivant la ligne des quelques rides qui commençaient à marquer sa peau. Sous le toucher délicat, celles-ci disparaissaient aussitôt et c’était comme si elles n’avaient jamais été là. Une caresse sur la gorge de Lynna enraya ce qui aurait pu devenir en quelques années l’amorce d’un double menton.

— Un jour, tu m’as dit que tu n’aurais plus peur de moi, dit Rowena. Tu n’as plus peur, n’est-ce pas ?

— Oh si, j’ai peur ! Mais je t’aime...

 

Rowena ! Reviens immédiatement, où que tu sois !

La princesse s’éveilla en sursaut quand la voix résonna dans sa tête. Elle s’était endormie près de Lynna, au bord de la rivière, regardant le soleil décliner puis disparaître derrière le faîte des arbres. Ses yeux s’étaient fermés sans même qu’elle s’en rendît compte.

Maintenant la nuit était tombée et Lynna dormait toujours. La princesse n’eut pas le cœur de la réveiller avant de partir. Car elle devait partir sans attendre. Pour qu’il la rappelle ainsi, l’enchanteur devait avoir besoin d’elle de toute urgence. Peut-être même avait-il retrouvé la trace du marchand de nuages. Un instant une vague d’espoir s’empara d’elle : si tel était le cas, elle allait enfin pouvoir accomplir cette vengeance pour laquelle elle vivait depuis dix ans.

Ne rêve pas, Rowena ! reprit la voix. Contente-toi de venir !

Elle ne se donna pas la peine de répondre. L’enchanteur pouvait tout à loisir lire en elle, savoir ce qu’elle pensait, ce qu’elle faisait, où elle se trouvait.

Adressant un dernier regard à la forme allongée de Lynna, elle se dirigea vers l’endroit où, un peu plus tôt, elle avait déterré sa robe. Là, elle se dépouilla à nouveau du vêtement, le remit au fond du sac de cuir et plaça autour de celui-ci le sort qui le protégerait des attaques dé la nature jusqu’à sa prochaine visite.

Puis, sans attendre, elle se changea en faucon et prit son envol en direction de la grande forêt.

 

L’enchanteur l’accueillit devant l’entrée de sa caverne. Grand vieillard à la barbe blanche, il n’avait pas changé du tout depuis qu’elle le connaissait, mais les années n’avaient guère d’emprise sur lui. Il vivait, disait-il, depuis la création du monde et tout semblait indiquer qu’il fût immortel. Apparaître sous les traits d’un vieil homme n’était pour lui qu’une simple question d’esthétique, de tradition.

Il leva le poing et, d’un léger coup d’aile, le faucon vint s’y poser.

— Tu as fait vite, Rowena, dit l’enchanteur, lissant du plat de la main les plumes vert sombre. C’est bien. Mais ta vengeance n’est pas encore pour aujourd’hui...

Le faucon posa sur lui un regard animal ne trahissant rien des sentiments qui l’habitaient.

— Tu te demandes pourquoi je t’ai demandé de venir, alors, n’est-ce pas ? reprit le vieil homme. C’est simple. Voilà onze ans que tu es mon élève. Je t’ai enseigné une partie de mon savoir et n’ai encore rien exigé en paiement. Pourtant, souviens-toi : ce n’est pas un cadeau que je te fais. Le moment de me servir est presque arrivé, Rowena. Ta mission va commencer...

Le faucon battit des ailes et plana jusqu’au sol, pour se métamorphoser à nouveau.

— Tu seras parfaite, dit l’enchanteur, contemplant sans passion la nudité de la sorcière.

Rowena s’inclina.

— Je suis à vos ordres, maître, dit-elle.